Trompette, mon amour
Assis au zinc, je fume cigarette sur cigarette, absorbé dans la lecture de mon nouveau Bop magazine. À dire vrai, je suis plus occupé à regarder la photo qui accompagne l’article de la Une qu’à boire mon café. On y voit Melvin Harper et Andrew Patterson, deux trompettistes, être au corps à corps ainsi que le producteur Sébastian Bruner qui s’interpose entre eux. En arrière-plan, je distingue une femme à la sortie du Scrupule. J’adore le Scrupule. C’est le dernier endroit à la mode, où l’on peut écouter du jazz digne de ce nom dans la Capitale.
D’ailleurs, le jeune Melvin Harper joue là-bas ; les jours qui font partie de son contrat et même le jeudi, soir de scène libre. Il est incroyablement doué. Le patron du Scrupule a eu du flair quand il l’a signé en exclusivité. Il se chuchote que Sébastian Bruner, son producteur, manageur et surtout son mentor a insisté pour qu’il y ait deux exceptions à ce contrat : la Salle Pleyel et l’ Olympia. Il a fini par accepter, car il n’avait plus de musicien phare… Je crois bien que c’était Andrew Patterson qui venait de lui faire faux bond !
Cette Une me donne envie de retourner écouter ce virtuose de la trompette. Je souris à l’idée du plaisir que je vais prendre. Le barman le
remarque, il me rend mon sourire. L’œil pétillant, il me dit :
– Vous aussi, vous lisez Bop magazine… J’adore, je n’en manque pas un. Cela me permet d’être un peu au courant de ce qu’il se passe dans le monde jazzy. On sait un peu plus, quel disque acheté ou
quel musicien on a envie d’aller écouter. Bon, en ce moment, il faut aller au Scrupule. Vous z « êtes pas de mon avis ?
Je lui souris et ajoute de l’eau à son moulin :
– Entièrement d’accord. Vous savez, la dernière que j’y suis allé pour écouter Harper, il y avait des gens même assis dans les escaliers… Et, je suis certain qu’ils ont ressenti sa puissance, son
incroyable jeu autant que moi.
– Mon cousin Eddy est barman là-bas… Il m’a dit que depuis que ce Harper joue au Scrupule, cela ne désemplit pas ; qu’il a des soirées de folie ! Il regrette l’époque de Patterson, c’était plus calme, il fermait le club plus tôt.
Je hoche la tête pour montrer mon accord. Gentiment, me voyant me replonger dans l’article de la photo, il me propose un autre café, car le
mien est froid. J’accepte tout en rallumant une cigarette. En me donnant mon café, il me dit :
– Ce n’est pas joli, joli quand même de se battre comme ça ! Mon cousin m’a dit que Patterson venait souvent aux scènes libres. Pourtant, il a un contrat au Diamonds. Mais, cela n’a pas l’air de
prendre. Cela ne prenait déjà pas beaucoup quand il était en contrat au Scrupule. Alors, autant vous dire qu’aux scènes libres où Harper joue, il n’a aucune chance ! Le pauvre, il se fait même
huer par certains dans le public.
– Ah oui, à ce point-là ! Je ne pourrai pas vous donner mon opinion, je ne l’ai jamais entendu pour être honnête… Dans l’article, il est écrit que Patterson a attendu Harper, un jeudi soir après leurs prestations. Il l’aurait copieusement insulté et il lui aurait cassé ses lunettes noires. C’est là que Harper serait sorti de ses gonds ; selon l’article, sans l’intervention de plusieurs personnes, dont le producteur Sébastian Bruner, cela aurait pu vraiment mal tourner…
– C’est fou quand même ! En plus, Harper ne joue jamais sans ses lunettes noires. Eddy me dit toujours qu’il pourrait reconnaître la musique entre mille de Harper. Et, qu’il a trois autres signes distinctifs : il ne joue qu’avec ses lunettes noires, il porte un magnifique rubis au petit doigt, et, surtout avant de jouer, il se touche les lèvres ! C’est son signal, son coup d’envoi.
Content de pouvoir parler de jazz :
– C’est vrai, je m’en souviens l’avoir vu toucher ses lèvres avant de jouer comme pour les positionner. Son rubis rutile avec les lumières des projecteurs et ses lunettes noires, vous savez, on
les oublie vite. Sa musique est si chargée d’émotion. Il vous parle, vous emmène avec lui. Vous ne ressortez pas intact de sa prestation !
– Il paraît que les gens pleurent en l’écoutant !
– Je confirme… Je ne pense pas être le seul. J’ai voulu me contenir… J’étais accompagné ! Et, malgré moi, les larmes glissèrent doucement sur mes joues.
– Il est vraiment fort ce petit ! Je vais emmener ma dulcinée ; elle qui dit qu’on est vivant tant qu’on éprouve des émotions ! Je pense qu’elle va être servie entre ce que vous me dites et ce que me raconte Eddy.
Un homme entre, s’assoit non loin de moi et commande. Le barman me fait un clin d’œil et s’exécute. Je continue la lecture de mon magazine et bois mon café tiède. Cette petite conversation a égayé ma journée. Je sens que ce zinc va devenir mon lieu de prédilection… Enfin, je vais pouvoir partager ma passion pour le Jazz et aussi tous ses potins jazzy qui font de cette musique tout un monde.
Avant de partir, je paie et salue d’une bonne poignée de main le barman, il me lâche :
– Je m’appelle Paul, mes amis m’appellent Polo.
En souriant :
– Moi, c’est Samuel enfin Sam… À bientôt Polo !
Depuis notre première rencontre avec Polo, son zinc est devenu le lieu de partage de mes lectures de Bop. Nous nous aimons bien. Il me taquine en me disant qu’heureusement tous les clients ne sont pas comme moi, car souvent mon café est froid dès qu’un Bop me tombe dans les mains, et il doit m’en resservir un chaud ! Il dit aussi qu’il aime tellement discuter avec moi de musique qu’il ne bosse pas assez ! Polo, c’est un gars détendu. À force de parler Jazz, nous commençons à avoir envie d’écouter Harper avec nos fiancées au Scrupule. Le projet nous paraît bien agréable. Son prochain soir de relâche, jeudi…
Nous rêvons, imaginons cette soirée. Elle arrive si vite. Notre enthousiasme est à son comble. Certes, c’est le soir de la scène ouverte, mais Harper fera certainement une apparition…
Nous arrivons tôt, car Polo veut me présenter son cousin. Et pour lui, pas question de coller sa dulcinée dans les escaliers. J’en suis ravi ! Nos fiancées se sont poudrées, apprêtées pour l’occasion. Polo lance une blaguette sur le mouchoir qu’il a apporté pour sa belle. Elle lui offre un baiser complice.
Il nous emmène vers le zinc d’Eddy au fond du club. Eddy s’échauffe au service avec les premiers arrivés. Polo lui fait signe avec un grand sourire. Eddy le rejoint ; ils s’embrassent. Polo lui tape sur l’épaule et lui fait remarquer qu’il le trouve bien nerveux.
Eddy lui répond :
– Effectivement, je suis tendu tout comme l’ambiance générale. Cela fait une bonne semaine que quelqu’un s’amuse à rendre fous tous les membres du club ainsi que les musiciens… De nombreux objets
se sont mis à disparaitre… La pince à billet de James le contrebassiste, le métronome de Georges le pianiste, les balais du batteur Simon, les plateaux des serveuses ou leurs tabliers, mon shaker
ou pire encore, les clés du club ! Tous ces objets ont été retrouvés dans la loge de Melvin et ont été récupérés facilement. Il ne sait plus comment se défendre, cela s’est reproduit tellement de
fois dans la semaine… À force, cela crée un malaise. Des musiciens commencent à douter sérieusement de lui. Des gens du club disent qu’à ce stade, c’est une maladie et puis il reste des
incorruptibles comme moi, qui pensent que c’est pure machination. Ce petit dérange par son talent ! On cherche à lui nuire, croyez-moi, je ne vois aucune autre explication. En plus, Polo ce soir,
c’est scène libre, et Patterson est là comme invité. Alors, c’est électrique… Je vous sers quelque chose ?
Paul du tac au tac :
– Oui, deux coupes et deux sky on the rock !
Eddy se détend un peu en nous servant. Paul en profite pour me présenter. Son cousin me dévisage :
– On se connait ? Vous z’ êtes déjà venu quelques fois… Mais dîtes-moi, messieurs, vous z’ êtes venus joliment accompagnés, vous ne me présentez pas !
– Mollo, mollo Eddy, c’est chasse gardée !
Le barman changeant de conversation :
– Installez-vous à la table 21. Vous serez bien placés. Profitez, elle ne sera pas libre longtemps. Dans moins de dix minutes, la salle sera pleine à craquer. Les musiciens commencent à
21 h tapante, vos verres messieurs…
– On te doit ?
– C’est pour moi, tu veux m’offenser ? Houla la ! La belle Annie vient de faire son apparition !
Polo et moi le regardons intriguer. Eddy continue :
– Elle est so frenchy, non ? Fraîche et élégante. Les Américains craquent littéralement pour elle. C’est l’ex de Patterson et l’officielle de Harper. Je vous le dis, je le sens. Ce soir, il va y
avoir du rififi dans l’air !
Nous allons nous installer selon les conseils d’Eddy. Nos fiancées ont l’air de bien s’entendre, elles ont vite trouvé des sujets de conversation. Polo et moi savourons le lieu, le moment. Vivement que cela commence ! La salle du club est bondée, pleine à craquer comme nous l’avait dit Eddy !
Max le patron du Scrupule est en costume trois-pièces, une fleur blanche à la boutonnière. Il présente le premier trompettiste à jouer Andrew Patterson. La salle applaudit mollement comme son jeu qui peine à démarrer, à tenir les notes. La musique va plus vite que lui. La sanction est immédiate, le public siffle, mais Andrew Patterson ne se démonte pas. Il s’accroche à sa trompette comme à une bouée de sauvetage ; il tente de suivre Georges, le pianiste. Je jette un regard furtif dans la salle, elle semble médusée. Polo a l’air triste pour ce musicien. Moi, j’attends juste que le trompettiste suivant arrive. Enfin l’intermède, nous respirons. La fiancée de Paul lui dit que son mouchoir n’est pas près de servir s’ils jouent tous comme Patterson ! Max présente alors Melvin Harper. Un silence religieux gagne la salle. Il touche ses lèvres avec son index et son majeur et c’est parti pour le voyage émotionnel. La magie opère. Certains ferment les yeux, d’autres sont bouche bée. Il y en a même qui vous diront qu’ils ont été comme aspirés par la beauté de sa musique. Cet homme devient extrêmement beau quand il joue. Un jeune noir, cheveux courts costume simple et sombre, chemise blanche, ses fameuses lunettes noires et son rutilant rubis au petit doigt. Quelle classe ! Quelle élégance naturelle il a ! Il m’emporte avec lui. Je suis dans un ailleurs. Le temps est magnifiquement suspendu dans ce club. Les larmes coulent sur les joues des plus sensibles… Paul offre avec bonheur son mouchoir à son amoureuse émotive. Harper nous fait redescendre doucement. La dernière note est donnée par la contrebasse. Les applaudissements retentissent. Des waouh ! Des mercis, des Melvin encore fusent. La salle est debout. Polo a la banane, les filles sont toutes secouées, émues et moi, heureux d’assister à un tel moment en vrai. C’est presque de l’ordre du divin !
Un intermède plus tard, Max annonce le retour de deux trompettistes ensemble sur la scène. Harper fume, décontracté en retrait, alors que dès l’arrivée de Patterson, on ressent sa nervosité. L’énergie vacille. Les musiciens la jouent soft pour contrebalancer le début timide d’Andrew Patterson. Melvin Harper rentre dans le jeu comme pour le lancer. Très vite, leur musique ressemble à une discussion houleuse, à une conversation où Harper a de quoi échanger. Il fume sa cigarette, l’air narquois pendant le set interminable de Patterson. Polo me donne un coup de coude, regarde la serveuse, je hoche la tête pour approuver son idée. Il fait lui signe et commande la même chose. Nous sortons tous deux notre pince à billet et partageons naturellement la note. Nos verres sont sitôt servis. La bagarre des deux trompettistes continue… Cela en devient désolant. Patterson, après son dernier set, disparaît. Harper se libère dans un solo mémorable. Les musiciens sont admiratifs ; on voit qu’ils prennent plaisir à jouer avec lui. Il tient des notes plus belles les unes que les autres. Mes yeux piquent, des larmes brulantes coulent sur mes joues. La musique s’arrête. Nous sommes sonnés, émotionnés.
Le club se vide étonnamment aussi vite qu’il s’est rempli. Nous sommes là, tous les quatre à siroter tranquillement, à échanger nos impressions
sur cette soirée surprenante. Nous nous décidons à rejoindre Eddy à son zinc. Nous commençons à peine à discuter avec lui qu’un cri retentit, un cri sans fin. Des gens courent vers les loges. Je
fais signe à Polo que je souhaite fureter, m’éclipser. Je me rapproche des loges, j’écoute les bribes de phrases par-ci par-là, j’observe. Je me faufile et arrive au seuil de la porte de la loge
de Harper. Je vois un homme affalé sur le bureau, du sang, beaucoup de sang au niveau du crâne. Je pense avec ce que j’ai entendu qu’il s’agit de Sébastian Bruner. J’en ai la confirmation quand
je vois le jeune Melvin, à genoux pleurant à chaudes larmes. Il a tombé les lunettes noires ; juste un jeune homme terrassé par la douleur de perdre son mentor. C’est lui qui a crié. La police
arrive. Le commissaire Sirupin se présente, ainsi que l’inspecteur Lafarge et, nous demande d’en faire autant. Son inspecteur observe et prend des notes. Melvin Harper hoquète son identité. Des
policiers l’aident à se lever. Le commissaire ordonne à ses hommes :
– Messieurs, emmenez, Monsieur Harper au commissariat. Nous serons plus au calme pour discuter.
Harper assure à Sirupin qu’il n’a rien à voir avec la mort de Sébastian Bruner. Que bien, au contraire, il lui est reconnaissant de tout ce qu’il a fait pour lui ! Que cet homme lui permettait de vivre de sa passion. Il lui avait même dégoté deux dates à l’ Olympia. On ne peut pas tuer quelqu’un qui vous permet de jouer deux soirs à l’ Olympia ! L’inspecteur Lafarge note tout, il n’en perd pas une miette. Le commissaire affirme à Melvin Harper que c’est la routine, mais vu que l’assassinat a eu lieu dans sa loge… Fallait bien qu’il l’interroge ! Les policiers accompagnent Melvin en le soutenant ; il n’a plus de force, ses jambes ont l’air d’être toutes flagada. D’un coup, je sens le regard du commissaire Sirupin sur moi. Il me fixe et m’interpelle :
– Vous êtes ?
– Samuel Bastidon, monsieur
Son ton est inquisiteur, il n’est pas là pour mettre à l’aise :
– Vous êtes qui par rapport à monsieur Bruner ?
Impressionné :
– Je suis juste un spectateur, un amateur de jazz. Je n’ai aucun lien avec monsieur Bruner...
Agacé :
– Alors que faites-vous là, monsieur Bastidon ?
– Je suis venu voir si je pouvais apporter mon aide à la personne qui a hurlé…
Son inspecteur :
– Un bon samaritain en somme !
Sirupin renchérit :
– Oui, ou un fouineur, celui qu’on a toujours dans les pattes et qui veut résoudre l’affaire avant la police ! Vous n’êtes pas de ce genre-là, monsieur Bastidon, n’est-ce pas ? Allez rejoindre
vos amis dans la salle. Lafarge et moi vous rejoignons dans quelques instants…
Je file sans piper mot. Je rejoins mes acolytes. Les filles sont blêmes. Je m’approche de ma dulcinée pour la réconforter. Eddy me coupe dans mon élan, il veut les informations que j’ai glanées. Je lui demande de me servir un whisky sec. J’ai besoin d’un remontant. J’allume une cigarette. Je bois une gorgée et me lance :
– Les policiers ont embarqué Melvin Harper, car le crime a eu lieu dans sa loge. C’est lui qui a poussé le hurlement. Le mort, c’est Sébastian Bruner. Il a reçu un coup violent à la tête, on l’a frappé de dos. Il avait le corps affalé sur le bureau et énormément de sang au niveau du crâne. Ce n’est pas beau à voir ! Le commissaire Sirupin et son inspecteur Lafarge arrivent pour nous interroger…
Eddy m’interrompt :
– Bon, t’es gentil, mais, à part le coup violent sur la tête et que c’est Melvin qui a crié… tu ne nous apprends rien ! Les policiers nous ont mis au parfum en embarquant le jeune Harper. Je
suis sûr qu’il n’a rien à voir là-dedans, je mettrai ma main au feu... Et puis, il n’est pas bête, il ne va pas buter dans sa propre loge, l’homme qu’il aime le plus au monde et qui lui offre,
sur un plateau, son nom en haut de l’affiche de l’ Olympia. Tu as vu Patterson ? Il a disparu depuis son dernier set, Max est arrivé en salle après ton départ et Annie, où est Annie ?
Je réfléchis avant de répondre :
– Andrew Patterson, je ne l’ai pas vu nulle part, c’est sûr ! Quant à Annie, peut-être à côté de Melvin, non, je ne suis vraiment pas certain… Et vous mesdemoiselles, ça va vous tenez le
coup ?
Ma fiancée très mal à l’aise :
– Samuel, fais-en sorte que cela ne dure pas, que nous ne restons pas ici des heures. Nous voulons rentrer. Il se fait tard et puis ce n’est pas un endroit pour des demoiselles… Un crime, vous vous rendez compte ? Si on pensait que nous sommes mêlées à cette sordide histoire…
– Je comprends ma douce. La police va très vite se rendre compte que nous n’avons rien fait. Tout va bien se passer, dans moins d’une heure, nous serons tous chez nous…
Le commissaire arrive, il s’intéresse peu à nous. Il se dirige directement vers Eddy. C’est l’inspecteur Lafarge qui s’occupe de nous. Il prend quelques renseignements et nos coordonnées. Il commence par les femmes, je laisse traîner mes oreilles quant à ce qu’il se raconte entre Sirupin et le cousin de Polo. Eddy lui dit la même chose qu’à nous. Il ne croit pas Melvin coupable de quoi que ce soit... Qu’avec Bruner, la carrière de Harper était plus qu’assurée. Il lui avait dégoté deux ou trois soirs à Olympia. Ils avaient des liens très forts. Respect, admiration et surtout la confiance, voilà comment il pouvait résumer leur relation. Pour ce soir, ils avaient décidé tous les deux de tester Patterson. Ils voulaient voir s’il pouvait remplacer Melvin pendant l’ Olympia. Les contrats étaient signés. Ils voulaient trouver un remplaçant rapidement à Harper pour éviter de froisser la susceptibilité de Max. C’est un sensible, le Max, alors quand il est blessé ou déçu, il est colérique. Certainement, l’on pourrait croiser des gens qui diront que c’est un sanguin ; lui dit colérique, car il redescend aussi vite qu’il a rué dans les brancards.
Sirupin lui demande s’il a vu quelque chose concernant le meurtre, et s’il y aurait un lien avec le milieu de la drogue. J’entends
distinctement la réponse d’Eddy :
– Non, rien vu de particulier, entre la fumée et le monde, je n’ai rien vu ! Et concernant la drogue, je ne pense pas. Bruner et Harper ont toujours été clean. À l’époque de Patterson, je ne vous
dis pas… D’ailleurs, vous l’avez coffré pour ça, détention et consommation d’héroïne. Il a passé quelques mois à l’ombre et, c’est comme ça, que Harper a eu sa place au Scrupule. Andrew a tout
perdu, Melvin a tout récupéré et il l’a sublimé par son talent. Vous savez, à ses débuts, il a acheté pour trois sous la trompette de Patterson qui était au clou. Il a joué le temps qu’il puisse
s’offrir sa trompette rêvée, celle avec laquelle il joue tous les soirs. Il la chérit comme sa plus grande richesse. Melvin se rend bien compte de la chance qu’il a d’être à Paris, d’être un noir
américain libre à Paris, libre de jouer de la trompette jusqu’à plus souffle dans un club assez sympa. C’est un brave gamin. Quand Patterson est sorti de taule, qu’il a eu son contrat au
Diamonds. Harper lui a fait livrer pour sa première, la trompette d’Andrew avec un billet d’encouragement. Patterson a pris cela pour de la provocation de la part de Melvin. Surtout qu’il l’a
mauvaise depuis qu’Annie l’a quitté pour s’amouracher de Harper. Je vous le répète, monsieur le commissaire, l’un a tout perdu, l’autre a tout gagné ! Melvin voulait que son compatriote retrouve
un peu sa place au Scrupule, un peu de sérénité…
Sirupin est très attentif :
– Et Bruner là-dedans ?
Eddy sincère, voire ému :
– Sébastian, je vais vous dire, c’était l’ange gardien de Melvin. Un père, un frère, un ami, confident, producteur, manageur… Son ange gardien. Qui va tenir ce rôle maintenant ? Melvin est
orphelin ce soir. Sale affaire, monsieur le commissaire…
– Eddy, est-ce que Bruner avait des ennemis connus :
– Les mêmes que Melvin, mais en plus, il devait ménager Max et faire avec Annie. Il ne l’aimait pas. Il la trouvait trop IN LOVE, trop
envahissante. Il voyait d’un très mauvais œil cette relation. Il était persuadé que Melvin était moins concentré, moins dans la création musicale depuis qu’il sortait avec elle.
– Je vois Max assis là-bas, savez-vous où je peux trouver Patterson et Annie ?
– Non, justement, je me posais la même question… Ils ont l’air introuvables.
Le commissaire serrant la main du cousin de Polo :
– Merci pour votre aide précieuse, Eddy. Je vais relâcher votre cousin et ses amis. Vous aussi, vous êtes libre, mais laissez à Lafarge vos coordonnées au cas où j’aurais d’autres questions à
vous poser…
Lafarge se décide à prendre enfin mes coordonnées, je suis le dernier. Sirupin lui fait signe, il rejoint le commissaire. Ils échangent
quelques mots. Lafarge revient vers nous, il prend le papier que lui tend Eddy et il nous informe que nous pouvons partir. Les filles poussent un grand Ouf de soulagement ! Eddy nous demande de
l’attendre un instant, le temps d’aller chercher ses affaires, car il veut rentrer avec nous. Il se retourne vers son zinc, un policier arrive avec Andrew Patterson. Il s’adresse à
Sirupin :
– Monsieur le commissaire, nous avons retrouvé, ce monsieur, en train de s’enivrer au Chien qui dort, le café, en bas de la rue. Le barman nous a dit qu’il y était depuis plus d’une heure et
demie.
Le commissaire félicite le policier et s’adresse au trompettiste :
– Très bien, monsieur Patterson, si votre alibi s’avère vrai, vous ne pouvez pas avoir tué Bruner… Pour une fois, vous êtes du bon côté de la barrière !
Patterson devient blême :
– Sébastian est mort ? Mais quand ? Comment ? C’est quoi, cette histoire ?
Sirupin lui montre Lafarge :
– Monsieur Patterson, nous allons rejoindre mon inspecteur et Max le patron du club que vous connaissez. On va tout vous expliquer… Allons-y, vous voulez bien…
Tout bascule quand deux autres policiers amènent Annie. Elle pleure, sa robe jaune paille est tachée de sang. Elle tient un lourd cendrier dans ses mains. Elle semble s’agripper à lui.
– Monsieur le commissaire Sirupin, cette jeune femme était accroupie dans les toilettes. Ce sont ses pleurs qui nous ont permis de la trouver. Elle dit que c’est elle, elle qui a tué Bruner à coup de cendrier. Il voulait la séparer de Melvin Harper. Elle ne pouvait pas envisager sa vie sans lui alors elle a frappé de toutes ses forces Bruner à la tête. Après s’être disputé tous les deux assez durement, Bruner pensait qu’elle était partie. Il relisait les contrats ; elle est revenue sur ses pas, a saisi le cendrier et Bing…
Le commissaire interrogateur :
– C’est vrai ce que raconte ce policier, mademoiselle Annie ?
Avec des yeux emplis de haine, Annie s’exprime :
– Oui, c’est vrai ! Et, ce malotru n’a eu que ce qu’il méritait ! Il voulait nous séparer. Il ne m’aimait pas et je lui ai bien rendu ! J’aurais dû le faire plus tôt… Avant que les contrats pour
l’ Olympia soient signés… Melvin est à moi. Vous comprenez, à moi ! Vous y connaissez, quelque chose en amour, vous, monsieur le commissaire ? Vous avez déjà rencontré quelqu’un dont vous avez
besoin viscéralement ? Besoin comme respirer…
– Mais mademoiselle, ce que vous me décrivez n’est pas de l’amour. De la possession, de la folie, oui, de l’amour, non ! Vous êtes devenue une meurtrière pour rien, car, mademoiselle Annie, là où vous allez, vous ne verrez que très peu Melvin Harper, faut-il encore qu’il accepte de vous voir…
Cette fois, nous laissons le commissaire et son inspecteur à leur crime, coupable, témoins… Nous rentrons harasser par cette incroyable soirée. Nous discutons de l’amour et de ses dérives sur le chemin. La grande question : Pourquoi si elle aime Melvin, a-t-elle tué son mentor ? Hormis, si ce n’est pas soumettre Melvin à son unique amour, est vraiment ça l’amour ? Chacun indique celui qui pensait être coupable… La majorité pensait Patterson coupable !
Le lendemain en fin de matinée, je rejoins Polo à son zinc avec le dernier Bop magazine. Il retrace toute notre soirée et surtout le meurtre du regretté Sébastian Harper. Il y est indiqué les dates de l’ Olympia où Harper va jouer. Nous ne pouvons pas nous empêcher de prévoir d’acheter nos deux places au plus vite, pour assister à cet événement ! Deux places, car nos fiancées ont décidé de ne plus nous accompagner lors de nos sorties jazzy. Trop d’émotion tue l’émotion !
Sonia Taguet